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PEN/OutWrite | 22nd August 2018

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Basculer par Jude Dibia

Illustration Kajsa Nilsson
Illustré par Kajsa Nilsson

Traduit par Julien Faille-Lefrançois

Sasha avait treize ans lorsqu’il entendit le mot wanker pour la première fois. Il n’avait aucune idée de ce que ça signifiait. Il crut d’abord entendre waka, un de ces jurons qu’utilisent les enfants de son âge, mais aussi les plus jeunes et les plus vieux en guise d’insulte, avant de faire un geste de la main, en allongeant et écartant les cinq doigts à l’intention de la personne visée. Il apprendrait plus tard que wanker et waka, qui n’avaient ni le même sens ni la même fonction, avaient tous deux pour but d’humilier. Un étudiant plus vieux que Sasha avait déjà utilisé ce mot à son endroit, pour se moquer de lui et de ses comportements que certains disaient efféminés.

Dix années s’étaient écoulées depuis la première fois où il avait entendu ce mot. Or, Sasha fut un peu surpris de constater que ce souvenir lui revenait à l’esprit maintenant, après tant d’années.

S’éteindre doucement. S’éteindre. S’endormir. Sasha sentait bien qu’il s’éteignait et il trouvait cette fin épuisante, comme si son corps suractivé allait finalement lâcher prise, succombant au sommeil. La mort n’était pas telle qu’il l’avait imaginée. Il n’y avait pas de doute à avoir sur le fait qu’il mourait. C’était une certitude qu’étrangement il acceptait. Il se demandait si les autres le comprenaient. Le pouvaient-ils? Et pourquoi le dernier d’entre eux l’avait-il fixé ainsi? Qu’est-ce qu’il attendait de lui? Le pardon? À mesure que la lumière faiblissait, on vit le début d’un sourire apparaître sur le visage de Sasha. La mémoire allait l’anesthésier.

À peine quelques heures plus tôt, il se trouvait dans sa chambre, en train de se préparer pour ce qui promettait d’être l’une des plus belles journées de sa vie. La musique qui se répétait en boucle dans sa tête rappelait la trame sonore d’une quelconque épopée sentimentale — optimiste, sublime et grandiose. Il s’examinait une nouvelle fois dans le miroir de sa chambre, se demandant s’il était assez bien peigné, si la peau de son visage n’était pas trop sèche et s’il avait choisi les bons vêtements pour son premier rendez-vous avec monsieur X. Pour se calmer, il prenait de profondes inspirations chaque fois que le battement de son cœur s’accélérait. Il avait soulevé sa main droite, respiré l’odeur sous son bras puis reniflé ses poignets.

« C’est de la folie », s’était-il mis à penser. Même si c’était la première fois qu’il allait rencontrer M. X, ils n’étaient pas de purs étrangers. Ils avaient échangé un certain nombre de courriels et de photos, et chattaient régulièrement depuis leur première rencontre en ligne. Il sentait qu’il en savait autant que possible sur le compte de M. X sans jamais l’avoir rencontré en personne. Il savait, par exemple, que son nom était Christopher, mais qu’il préférait se faire appeler M. X, son nom d’utilisateur sur le site de rencontre. Il avait trente-cinq ans, fumait, buvait socialement et ne prenait pas de drogues. Il était un top. Il n’était pas marié et n’était pas encore certain de vouloir l’être. Il aimait l’idée d’avoir des enfants et espérait en avoir au moins deux. C’était une personne extravertie qui aimait les sorties entre amis. Sasha trouvait important que M. X travaille, qu’il ait un emploi. C’était très important à ses yeux. Il voulait d’un homme qui se prend en main. Il ne voulait pas d’une sangsue ou d’une personne qui ne pigeait rien à l’idée d’assumer ses responsabilités.

Il s’était mis à rire. Il voyait bien que sa situation ressemblait trait pour trait à celle d’une femme en mission, ce qui l’avait amené, du coup, à se questionner sur les rôles sexuels et à se souvenir du fait que déjà, lorsqu’il était tout jeune, on lui martelait, comme aux autres garçons, ce que ça voulait dire que d’agir comme un homme et ce qu’il fallait attendre des filles et des femmes. Il s’était mis à rire, car en dépit de tout cela, Sasha aimait être un homme et n’y aurait rien changé. Il savait qu’il devait être prudent. Récemment, le gouvernement avait fait adopter une loi qui rendait criminels les mariages entre conjoints du même sexe. En d’autres mots, on venait de lancer une chasse aux sorcières contre les homosexuels. Pourtant, il n’y avait pas une femme ni un homme homosexuels qui aurait même osé revendiquer le droit au mariage dans ce pays. Sasha savait qu’il devrait être prudent, très prudent. Et il savait que ce serait difficile, parce que les gens comme lui trouvaient pénible de masquer leur véritable identité. Il aimait se faire beau et bien soigné. Il aimait porter des vêtements à la mode qui mettaient en valeur sa silhouette mince. Il aimait les bijoux : les bagues, les chaînes et les bracelets. Il aimait s’asperger de parfums dispendieux. Il aimait les chaussures de marque. Quand il était tout habillé et prêt à sortir, il savait qu’il avait l’air d’un mannequin des plus raffinés. Il prenait plaisir aux regards que lui jetaient à la fois les hommes et les femmes. Bien souvent, il s’étonnait qu’on ne puisse, d’un simple regard, deviner qu’il était gay! Toutefois, depuis que le projet de loi controversé était apparu, et tandis que d’innombrables fanatiques religieux et puristes de la tradition réclamaient des mesures radicales contre les gens comme lui, Sasha s’était résolu à atténuer l’image qu’il projetait en public.

Il ressentait bien certaines appréhensions en sortant de chez lui. Il était préoccupé à l’idée de ne pas plaire à M. X. Il s’inquiétait à la possibilité qu’au-delà d’un simple rendez-vous, ils auraient probablement des rapports sexuels. Il se demandait si le fait d’avoir des rapports sexuels dès leur première rencontre allait compromettre les intentions qu’ils puissent avoir d’une relation à long terme. Et puis, il y avait cette obscure inquiétude qui planait au-dessus de lui, qui ne pouvait être nommée ni décrite; ce nuage menaçant qui rendait l’horizon incertain.

Alors que maintenant sa vie le fuyait, il se demanda s’il n’aurait pas dû prêter davantage d’attention à cette indicible angoisse. Mais ce n’était plus le temps d’éprouver des regrets ni de repenser aux choses qu’il aurait pu faire différemment. La mort le soulagerait une fois qu’il y aurait succombé. Sans lutte ni résistance, il fallait s’y abandonner comme au sommeil. Il y avait ce regard, pourtant…

Lagos n’avait jamais été une ville tranquille. Dans le taxi qui le conduisait à la maison de M. X, Sasha avait fini par devenir indifférent au son du lecteur radio, aux klaxons des véhicules, aux voix des mendiants et des marchands de rues — il s’en était retranché pour concentrer ses esprits sur l’image mentale de l’homme qu’il allait rejoindre. M. X était un homme imposant, en ce sens où son corps était massif et musclé comme celui d’un lutteur, et non pas gras. Il avait le teint foncé et une barbe bien entretenue. Il n’était pas d’une beauté conventionnelle, comme Sasha pouvait la rechercher auprès de ses amants, pas plus qu’il n’était laid. Sur l’image qu’il avait vue, il dégageait une présence, une confiance et même un charme. Sasha se remémora leurs conversations au téléphone, et cette fois où il avait fait remarquer que sa voix détonnait de l’impression qu’il projetait en photo. La voix de M. X n’était pas rauque, profonde et suave; elle était plutôt aiguë.

« Quand l’as-tu su avec certitude ? », avait demandé Sasha alors qu’il lui parlait pour l’une des toutes premières fois.

« Su quoi? », avait dit M. X.
« Quand as-tu su que tu étais gay? »

Un silence avait suivi à l’autre bout du fil.
« Toi d’abord », avait fini par dire M. X. « Quand l’as-tu su? »

« On pourrait dire que je l’ai toujours su. Quand j’étais plus jeune, je savais déjà que j’étais différent. J’ai toujours été proche de mon côté féminin, et je ne voyais pas, non plus, les garçons et les filles de la même manière. Je voulais tout le temps jouer avec les filles, mais je tenais quand même à ce que les garçons m’aiment. Il n’y a pas de mots pour décrire ce que je ressentais pour les garçons ou comment je me sentais en tant que personne. C’était innocent et pur. À l’époque, les enfants ne pensaient pas au sexe et à la sexualité. Tout ce qu’on faisait, c’était jouer des rôles et copier les adultes autour de nous. Je n’avais pas accès à des livres ou à l’internet pour m’aider à définir qui j’étais. Mais pour répondre à ta question, je l’ai su avec certitude le jour où, au pensionnat, un premier garçon m’a embrassé à pleine bouche. »

« Hmmm! Comment t’es-tu senti? »
« C’était si bon et si naturel. Je savais que je voulais aller plus loin, mais il est devenu embarrassé et m’a fait promettre de ne pas en parler. Je ne l’ai jamais répété du temps où j’étais là, et nous ne l’avons jamais refait. Mais ce jour-là, je ne pensais qu’à ça. Je rejouais ce baiser dans ma tête, j’en revivais chaque seconde et je savourais le sentiment de soulagement qui m’avait envahi. Quelque chose s’était éveillé en moi, quelque chose que je n’arrivais pas à nommer. Je n’ai pas connu le mot gay ou homosexuel avant d’entrer à l’université, et même là, je n’étais pas sûr de m’y reconnaître. »

« Pourquoi ça? »

« C’étaient des mots chargés, surtout le dernier. Des mots blessants qui ne reflétaient pas qui j’étais. Même si je savais que seuls les hommes m’attiraient, je n’arrivais pas à m’y identifier,»

C’est beaucoup plus tard seulement, après s’être dit au revoir et avoir raccroché, que Sasha avait réalisé que M. X n’avait pas répondu à la question. Il avait laissé Sasha parler la plupart du temps, et n’avait presque rien dit à propos de lui.

L’appartement de M. X était situé dans un quartier banal. Rien d’extravagant ou d’exceptionnel. Sasha se rappela avoir pensé que c’était typique des communautés du Lagos : des poubelles partout, dans tous les coins, des marchands de nuit installés sous une ombrelle avec une lampe au kérosène, des voitures garées en bordure d’enceintes clôturées, avec en trame de fond, le ronflement de plusieurs générateurs. L’appartement était facile à trouver. Une fois arrivé, il s’était arrêté devant la porte, avait pris de profondes inspirations pour retrouver son calme, puis, au bout d’un moment, y avait frappé.

La porte s’était ouverte à la volée. Un homme se tenait derrière, dans l’entrée. Ce n’était pas celui qu’il avait vu en photo. Son sourire était bref et nerveux. D’un ton brusque, il avait invité Sasha à entrer. Cette voix était la seule chose qui lui était connue; il s’y était attaché au fil de leurs conversations téléphoniques. Il ne se souvenait pas d’avoir marché jusqu’à l’intérieur, mais il s’y était bien retrouvé, debout au milieu d’un salon mal éclairé. Il avait immédiatement remarqué que quatre autres hommes se trouvaient aussi dans la pièce. Questions. Voix. Mouvement. Panique. Visages. Odeurs. Les choses ne venaient plus dans l’ordre; Sasha ne pensait plus qu’à une chose : pourquoi avait-il ignoré son intuition?

« Alors tu aimes coucher avec des hommes? »
« Je suis désolé, s’il vous plaît », avait supplié Sasha.
« Désolé de quoi? », a demandé un des quatre hommes. Il souriait d’une façon que Sasha avait trouvée étrange et qui lui donnait l’air d’une hyène. « Désolé d’aimer les pénis ou d’être venu ici avec l’intention de tripoter mon ami? »

« Je suis désolé. »

Sasha avait été battu sauvagement et sans retenue. Ceintures. Fouets. Couteaux. Bâtons. Poivre de Cayenne. Le tout sur fond de railleries. Tandis que Sasha chancelait sous les coups et oscillait entre pleurs et supplications, il trouva un visage sympathique parmi ses bourreaux et y consacra toute son attention. Le seul homme qui n’avait pas rejoint la frénésie de cette torture. Il se tenait en retrait, affichant ouvertement une expression troublée et inquiète. C’était à son intention que Sasha pleurait et suppliait, jusqu’à ce que le simple fait de verser des larmes lui coûte trop d’efforts et trop de souffrances. Lorsqu’il arrêta d’implorer et de pleurer, et lorsqu’il devint sourd et insensible à tout ce qui l’entourait, ses yeux restèrent rivés sur cet étranger.

Mais au bout d’un moment, le visage et l’abstention de cet étranger ne firent plus le poids contre l’attrait irrépressible du sommeil. La lumière s’estompa et une douce berceuse se fit entendre, mais ce n’était rien par rapport au soulagement d’enfin lâcher prise. Sasha accepta alors de s’éteindre. De partir, dormir, basculer.